mardi 14 octobre 2008

Club Novation Franco-Africaine

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L'effarante loi 60-525
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Comment le général de Gaulle
viola la Constitution pour débarrasser
la France de ses populations
d’Afrique noire

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par

Alexandre Gerbi

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La Ve République blanciste, fondée et dirigée par le général de Gaulle, a « débarrassé » la France de ses populations d’Afrique subsaharienne.

Pour ce faire, elle accula à l’indépendance les leaders noirs africains. Dans mon petit ouvrage Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine (Editions L’Harmattan, 2006), j’ai montré comment il s’y prit.

Mais avant d’accomplir la séparation des composantes européennes et africaines de la « France », la Ve République présenta d’abord un visage diamétralement opposé. Celui de la fraternité, vite trahie.

Cette première Ve République, que nous appellerons pour plus de commodité la « République de 58 », avait une caractéristique extraordinaire : elle prétendait accepter d’octroyer l’égalité politique aux Arabo-berbères d’Algérie, déclarés citoyens français à part entière. C’est ainsi qu’à la suite des élections législatives de novembre 1958, fait extraordinaire dans l’Histoire de France, quarante-six députés musulmans algériens prirent place au Palais Bourbon…


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Comment en était-on arrivé là ?

Au début de l’année 1958, après trois ans et demi de guerre en Algérie, la IVe République ne parvenait toujours pas à se résoudre à accorder la citoyenneté française aux populations arabo-berbères d’Algérie. Alors même que l’inégalité politique constituait le fondement de la révolte, ô combien légitime, des Arabo-Berbères.

Consciente que ce refus conduisait à une guerre perpétuelle, la IVe République se résigna peu à peu à envisager l’indépendance de l’Algérie. Le gouvernement déclara, par la voix de Pierre Pflimlin, nouveau président du Conseil, vouloir entamer des pourparlers avec le FLN, organisation radicalement indépendantiste.

Les Pieds-Noirs et les Arabo-Berbères français ou francophiles, ainsi que l’Armée, comprirent alors que le gouvernement français envisageait l’abandon de l’Algérie. Sous l’action d’un puissant lobbying politique orchestré à Paris et à Alger par les réseaux gaullistes, la révolte commencée le 13 mai, jour du vote d’investiture du gouvernement Pflimlin, tourna au putsch militaire en mai 1958.

Fustigeant le « Système » parisien et le « régime des partis », dénonçant les manœuvres et les velléités d’abandon de l’Algérie par la IVe République, le général de Gaulle se posa en champion de l’Intégration, c’est-à-dire de l’octroi de la citoyenneté française pleine et entière aux populations arabo-berbères d’Algérie. Sur ce programme révolutionnaire, il bénéficia de l’appui de l’Armée et du petit peuple d’Algérie, Pieds-Noirs et Arabo-Berbères confondus dans des scènes de fraternisation spectaculaires dans toute l’Algérie, dans les grandes villes[1] mais aussi au fin fond du bled[2], pour renverser la IVe République.

Revenu au pouvoir, le général de Gaulle se présenta donc comme le chantre déterminé de l’Algérie française de l’Intégration. Lors de ses tournées en Algérie, le général de Gaulle déclara se porter personnellement garant de ce chamboulement institutionnel…

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Le 4 juin 1958, à Alger, avec à sa gauche Jacques Soustelle, ancien Gouverneur général d’Algérie qui, nommé sous le ministère de Pierre Mendès France, en janvier 1955, se fit l’inlassable promoteur de l’Intégration, le général de Gaulle lança à la foule où se mêlaient Pieds-Noirs et Arabo-Berbères :
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« Je vous ai compris !
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Je sais ce qui s'est passé ici. Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie, c'est celle de la rénovation et de la fraternité.
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Je dis la rénovation à tous égards. Mais très justement vous avez voulu que celle-ci commence par le commencement, c'est-à-dire par nos institutions, et c'est pourquoi me voilà. Et je dis la fraternité parce que vous offrez ce spectacle magnifique d'hommes qui, d'un bout à l'autre, quelles que soient leurs communautés, communient dans la même ardeur et se tiennent par la main.
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Eh bien ! De tout cela, je prends acte au nom de la France et je déclare qu'à partir d'aujourd'hui, la France considère que, dans toute l'Algérie, il n'y a qu'une seule catégorie d'habitants : il n'y a que des Français à part entière, des Français à part entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
(…) »
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Et la foule acclama, sous les yeux du monde sidéré.
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Le surlendemain, le 6 juin à Mostaganem, face à une foule cette fois à majorité arabo-berbère, le Général déclara :
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« La France entière, le monde entier, sont témoins de la preuve que Mostaganem apporte aujourd'hui que tous les Français d'Algérie sont les mêmes Français. Dix millions d'entre eux sont pareils, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
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Il est parti de cette terre magnifique d'Algérie un mouvement exemplaire de rénovation et de fraternité. Il s'est élevé de cette terre éprouvée et meurtrie un souffle admirable qui, par-dessus la mer, est venu passer sur la France entière pour lui rappeler quelle était sa vocation ici et ailleurs.
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C'est grâce à cela que la France a renoncé à un système qui ne convenait ni à sa vocation, ni à son devoir, ni à sa grandeur. C'est à cause de cela, c'est d'abord à cause de vous qu'elle m'a mandaté pour renouveler ses institutions et pour l'entraîner, corps et âme, non plus vers les abîmes où elle courait mais vers les sommets du monde.
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Mais, à ce que vous avez fait pour elle, elle doit répondre en faisant ici ce qui est son devoir, c'est-à-dire considérer qu'elle n'a, d'un bout à l'autre de l'Algérie, dans toutes les catégories, dans toutes les communautés qui peuplent cette terre, qu'une seule espèce d'enfants.
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Il n'y a plus ici, je le proclame en son nom et je vous en donne ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des concitoyens, des frères qui marchent désormais dans la vie en se tenant par la main. Une preuve va être fournie par l'Algérie tout entière que c'est cela qu'elle veut car, d'ici trois mois, tous les Français d'ici, les dix millions de Français d'ici, vont participer, au même titre, à l'expression de la volonté nationale par laquelle, à mon appel, la France fera connaître ce qu'elle veut pour renouveler ses institutions. Et puis ici, comme ailleurs, ses représentants seront librement élus et, avec ceux qui viendront ici, nous examinerons en concitoyens, en compatriotes, en frères, tout ce qu'il y a lieu de faire pour que l'avenir de l'Algérie soit, pour tous les enfants de France qui y vivent, ce qu'il doit être, c'est-à-dire prospère, heureux, pacifique et fraternel.
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A ceux, en particulier qui, par désespoir, ont cru devoir ouvrir le combat, je demande de revenir parmi les leurs, de prendre part librement, comme les autres, à l'expression de la volonté de tous ceux qui sont ici. Je leur garantis qu'ils peuvent le faire sans risque, honorablement.
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Mostaganem, merci ! Merci du fond de mon cœur, c'est-à-dire du cœur d'un homme qui sait qu'il porte une des plus lourdes responsabilités de l'Histoire. Merci, merci, d'avoir témoigné pour moi en même temps que pour la France ! Vive Mostaganem ! Vive l’Algérie ! Vive la République ! Vive la France ! Vive l’Algérie française !
»
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Par la bouche de son fondateur, le général de Gaulle, la République de 58 affirmait sa détermination à accomplir une révolution politique de nature à transfigurer la Nation.

Cette révolution, à laquelle, dans le sillage de la IIIe République, la IVe République s’était toujours refusée, le Général affirmait vouloir l’accomplir.

Or, en réalité, de Gaulle n’en pensait pas un mot : il comptait appliquer précisément le programme de la IVe République.

Le projet de l’abandon de l’Algérie, que les forces les plus réactionnaires du précédent régime n’avaient pu réaliser, il prétendait officiellement s’y opposer. En réalité, il comptait l’appliquer de la façon la plus radicale.

Mais bien entendu, le Général devait attendre pour jeter le masque, l’Armée à laquelle il devait son retour au pouvoir étant là, le général Salan en tête, qui veillait au grain[3]


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Ignorant, comme presque tous les Français, que le Général ne pensait pas un mot de ce qu’il avait affirmé aussi bien à Alger qu’à Mostaganem, les Noirs africains, eux aussi concernés au premier chef par la question de l’Intégration, se mirent une fois de plus à espérer.

Les Africains avaient en effet tout lieu d’attendre, de la part du nouveau régime, une politique également novatrice à leur égard.

Allait-on enfin accorder aux Nègres l’égalité politique tant désirée, et construire la nouvelle France multiraciale et égalitaire ? A l’instar des Arabo-Berbères d’Algérie, les Noirs africains allaient-ils enfin bénéficier de l’égalité politique que, par la voix de la plupart de leurs leaders, y compris les plus radicaux, ils réclamaient en vain depuis 1945, et bien avant ?

A Mostaganem, de Gaulle n'avait-il pas dit : « Il est parti de cette terre magnifique d'Algérie un mouvement exemplaire de rénovation et de fraternité. Il s'est élevé de cette terre éprouvée et meurtrie un souffle admirable qui, par-dessus la mer, est venu passer sur la France entière pour lui rappeler quelle était sa vocation ici et ailleurs ».
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Donnant le change dans la foulée de Mostaganem, c’est en tout cas ce que le général de Gaulle laissa d’abord entendre[4]


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Pendant l’été 1958, le général de Gaulle, qui se présentait comme le héraut de l’Intégration des Arabo-Berbères d’Algérie, annonça aux Noirs africains une « aube nouvelle ».

Le 28 septembre 1958, des référendums furent organisés dans chacun des Territoires de l’Afrique subsaharienne française. Ceux-ci manifestèrent massivement, à l’exception de la Guinée de Sékou Touré, leur volonté d’adhérer à la Communauté française[5]. Dans ce cadre, les « Territoires d’Outre-Mer », qui constituaient jusque-là, avec la France, l’Union française, furent tous érigés en « Etats ».

C’est alors que survint l’étonnante affaire gabonaise.


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Après le référendum de septembre 1958 sur la Communauté, fort de résultats triomphaux (92% de « oui » au Gabon), Léon Mba, président du Conseil du Gouvernement gabonais, choisit d’opter pour la départementalisation. En accord avec le Conseil de Gouvernement du Gabon, il chargea Louis Sanmarco, gouverneur colonial très apprécié des Africains, d’en formuler la demande auprès des autorités métropolitaines.

Reçu à Paris par le ministre de l’Outre-mer, Bernard Cornut-Gentille, Louis Sanmarco se vit opposer une fin de non-recevoir. « Sanmarco, vous êtes tombé sur la tête ? N’avons-nous pas assez des Antilles ? Allez, indépendance comme tout le monde ! », lui asséna vertement le ministre[6]….

Ainsi le Gabon fut-il contraint de demeurer distinct de la France…

La logique qui présidait à un tel refus trouva, par la suite, une ample et étourdissante illustration dans la Loi 60-525, votée en mai-juin 1960, un mois avant l'été des indépendances...


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En quoi consista la Loi 60-525 ?

Les Etats ayant adhéré à la Communauté par voie de référendum, la Constitution de la Ve République (titre XII, traitant de la Communauté franco-africaine) disposait fort logiquement que, si à l’avenir un Etat voulait accéder à l’indépendance, il le pouvait.

Mais – et c’est là un point essentiel – la Constitution stipulait que la question devrait être soumise, par voie de référendum[7], à la population de l’Etat concerné. Rien que de très démocratique dans tout cela…

Or, un an et demi après le vote de septembre 1958, à la veille des indépendances, une loi constitutionnelle fut votée en mai-juin 1960 : la Loi 60-525. Celle-ci permit aux Etats africains d’accéder à l’indépendance sans que leurs populations en fussent consultées.

Fait remarquable : au sujet de cette modification, le Conseil d’Etat émit un avis défavorable le 26 avril 1960. Mais le président de Gaulle[8] passa outre. En réaction, le 25 mai 1960, Vincent Auriol, ancien président de la IVe République, démissionna du Conseil Constitutionnel dont il était membre de droit, afin de « protester contre le pouvoir personnel » du président de la République [9]

C’est qu’en réalité, cette modification fut rendue possible par une violation de la Constitution elle-même, puisqu’elle fut apportée selon des voies anticonstitutionnelles.

On touche ici au cœur de la gigantesque imposture politique et de l’immense scandale antidémocratique et antirépublicain que fut la décolonisation franco-africaine…


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L’article 86 de la Constitution (titre XII) disposait qu’un Etat de la Communauté pouvait accéder à l’indépendance, selon deux voies possibles :

- soit à la demande de la République française.

- soit à la demande de l’Assemblée législative de l’Etat intéressé, cette demande devant être validée par un référendum dans l’Etat concerné.

Le général de Gaulle et son gouvernement pouvaient difficilement demander l’indépendance d’Etats africains avec lesquels la France entretenait, dans la plupart des cas, les meilleurs rapports. Le Général et son gouvernement se seraient exposés aux plus vives critiques et aux plus inconfortables suspicions…

Le président de la République française étant en principe le garant de l’unité de la Communauté française, il n’était guère en position de pousser vers l’indépendance peuples et Etats associés… La première voie, celle de l’indépendance demandée par la République française, était donc bouchée.

Or le Général de Gaulle tenait à débarrasser la France de ses populations africaines. Selon lui, le peuple français était « avant tout un peuple européen de race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne ».

Il ajoutait : « Qu'on ne se raconte pas d'histoires ! (…) Ceux qui prônent l'intégration ont une cervelle de colibri, même s'ils sont très savants[10]. (…) Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain, seront vingt millions et après-demain quarante ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées[11] ! »»

Et encore : « (il baisse la voix) vous savez, c'était pour nous une chance à saisir : nous débarrasser de ce fardeau, beaucoup trop lourd maintenant pour nos épaules, à mesure que les peuples ont de plus en plus soif d'égalité. Nous avons échappé au pire ! (...) Au Gabon, Léon M'Ba voulait opter pour le statut de département français. En pleine Afrique équatoriale ! Ils nous seraient restés attachés comme des pierres au cou d'un nageur ! Nous avons eu toutes les peines du monde à les dissuader de choisir ce statut. Heureusement que la plupart de nos Africains ont bien voulu prendre paisiblement le chemin de l'autonomie, puis de l'indépendance[12] ».

Restait donc, pour se débarrasser des Etats africains de la Communauté française, une seule et unique option : que cette demande d’indépendance fût formulée par les assemblées législatives des Etats concernés.

Si ce dernier cas de figure pouvait toujours se négocier, de préférence secrètement, entre le chef de l’Etat français et ses homologues africains (c’est d’ailleurs ce qui se passera pour la Fédération du Mali…), l’obligation de sanctionner l’accord par un référendum populaire, comme l’exigeait la Constitution, promettait de compliquer sérieusement l’affaire.

A l’instar du Gabon, beaucoup de pays africains, leurs leaders et leurs populations, souvent très attachés à la France, voyaient du plus mauvais œil l’indépendance. Ils y voyaient une aventure dangereuse, se sachant peu préparés à l’indépendance. De surcroît, le sentiment d’appartenance à la France était fort, forgé par près d’un siècle de présence française et de discours républicain, et éprouvé dans le feu meurtrier des deux guerres mondiales, mais aussi dans la fraternité des armes.

Les populations africaines risquaient donc, au moins dans plusieurs Etats de la Communauté, de refuser l’alléchante proposition de l’indépendance, par un mélange de pragmatisme et de patriotisme français (ou plutôt franco-africain…). Dans ce cas de figure, les pires développements étaient à craindre, en particulier la revendication de la départementalisation : l’affaire gabonaise, survenue à peine un an et demi plus tôt, était dans tous les esprits du gouvernement métropolitain…

En mai-juin 1960, décidé à se débarrasser du « boulet » africain, le gouvernement français conduit par Charles de Gaulle décida donc de modifier l’article 86, pour éviter de consulter les populations africaines, et rendre possible l’indépendance des territoires africains sans référendum. Les populations n’étant pas consultées, il suffirait alors de négocier directement l’indépendance avec les dirigeants.

Mais il y avait loin de la coupe aux lèvres.

Car alors se posait un gros problème…

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Une constitution, si elle est bien faite, prévient ce genre de manipulation antidémocratique.

Bien faite, la Constitution disposait (article 85) que pour modifier la Constitution sur des points touchant au fonctionnement des institutions de la Communauté, l’on pouvait en passer simplement par un vote dans les deux chambres du Parlement.

Or, en l’occurrence, il ne s’agissait pas de toucher au fonctionnement des institutions, mais aux Institution elles-mêmes : nuance…

Dans ce dernier cas, le même article 85 précisait que, pour procéder à une modification touchant à la nature des institutions elles-mêmes (et non pas à leur fonctionnement), il fallait alors procéder selon les modalités définies par l’article 89.

Que disait l’article 89[13] ?

Tout simplement qu’il fallait, pour modifier la Constitution :

- soit faire voter les deux chambres du Parlement et faire valider leur décision… par un référendum !

Le problème du référendum se reposait donc, et c’est précisément le référendum que le Gouvernement voulait éviter… En effet, comment convier décemment le peuple français, vieux peuple républicain et démocrate, à voter une loi qui privait certains citoyens de la Communauté française – en l’occurrence, les Africains – d’un droit bien légitime à l’autodétermination, droit d’ailleurs sans cesse mis en avant par les indépendantistes, et par le gouvernement français lui-même ?

- soit réunir le Parlement en Congrès, avec majorité des deux tiers, au moment du vote, pour que la modification soit adoptée.

Réunir le parlement en Congrès pour modifier l’article 86 aurait semblé incongru, et aurait suscité bien des débats. La loi aurait été examinée avec la plus extrême attention, et personne n’aurait pu faire semblant de ne pas voir le pot-aux-roses…

Car il y avait, dans la loi, un pot-aux-roses : le Gouvernement français présentait cette loi, qui permettait notamment aux pays de se maintenir dans la Communauté une fois devenus indépendants, comme visant le renforcement de la Communauté, ainsi qu’on le verra bientôt. Or cette loi permettait également de priver les Africains de référendums sur la question de l’indépendance…

On devine qu’il aurait été bien difficile de réunir une majorité des deux tiers au Congrès sur une loi consistant, en les privant de référendum, à déposséder les populations africaines du droit à disposer d’elles-mêmes, c’est-à-dire de leur destin…

D’autant qu’un problème supplémentaire se posait.

En effet, le dernier alinéa de l’article 89 précise, d’ailleurs aujourd’hui encore :

« Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire ».

Puisque la modification, en rendant possible l’indépendance sans référendum, mettait en péril l’ « intégrité du territoire » dont les Etats de la Communauté faisaient partie, le caractère constitutionnel d’une telle révision aurait été, pour le moins, douteux…

Le gouvernement semblait donc condamné, faute de pouvoir modifier la Constitution, à devoir vaille que vaille consulter les populations africaines.

Or, on l’a vu, les populations de certains Etats risquaient de refuser l’indépendance, et peut-être même de demander la départementalisation tant redoutée par le gouvernement métropolitain. Avec tous les risques de contagion qu’un tel phénomène eût présentés...

Le gouvernement, dans son projet de séparer organiquement la Métropole de ses territoires africains et de leurs populations nègres, était donc, de facto, dans une impasse.

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Faute de pouvoir modifier l’article 86 aux termes de la Constitution, le Gouvernement métropolitain décida donc de rendre la chose possible, tout simplement, en modifiant l’article 85.

L’article 85 permettait en effet, dans certains cas, une dérogation aux procédures classiques.

L’article 85 disposait en effet que :

« Par dérogation à la procédure prévue à l’article 89, les dispositions du présent titre qui concernent le fonctionnement des institutions communes sont révisées par des lois votées dans les mêmes termes par le Parlement de la République et par le Sénat de la Communauté. »

Une telle disposition permettait donc une modification sans passer par l’article 89.

C’était là une souplesse opportune, qui permettait des modifications sur des points secondaires, sans devoir mettre en branle la lourde machinerie de l’article 89 (on l’a vu, chambres du Parlement réunies en Congrès, puis référendum).

Mais cette procédure ne valait que dans un cas très particulier : concernant, et concernant seulement, une révision touchant au fonctionnement des institutions communes. Or, dans le cas poursuivi par le gouvernement – la suppression du référendum – cette disposition était caduque, puisqu’elle touchait à la Constitution elle-même, étant donné qu’il s’agissait de rendre possible toute modification du titre XII de la Constitution, et non pas simplement une modification touchant au fonctionnement de ses institutions.

En définitive, modifier l’article 85 impliquait également de passer par l’article 89, puisqu’il en allait, cette fois encore, et cette fois plus fondamentalement, de la Constitution elle-même…

Bien entendu, pas plus que pour l’article 86, et pour les mêmes raisons, le gouvernement n’entendait se jeter sous les feux de la rampe parlementaire et démocratique pour modifier l’article 85.

Une fois encore, le gouvernement était dans une impasse.


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C’est alors que l’impensable se produisit. Contre toute raison et au mépris du respect des principes les plus élémentaires de la Constitution, le gouvernement décida que l’article 85 serait modifié en passant par voie strictement parlementaire. C’est-à-dire sans réunion du Parlement en Congrès ni référendum.

C’est ce procédé, à l’évidence anticonstitutionnel, qui suscita l’avis défavorable du Conseil d’Etat et provoqua la démission de Vincent Auriol du Conseil Constitutionnel, puisqu’il consistait à modifier la Constitution elle-même sans respecter les procédures exigées en pareil cas par la Constitution…

Evidemment, le gouvernement ne tint aucun compte des réserves du Conseil d’Etat, pourtant hautement pertinentes, et dont les enjeux étaient gravissimes…

Mais le scandale va plus loin…


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Résumons-nous.

Modifier l’article 85 permettait désormais de modifier l’article 86 sans faire de référendum (contrairement à ce que prévoyait l’article 89, qui aurait donc dû être emprunté en l’absence de la modification de l’article 85), article 86 qu’il s’agissait lui-même de modifier afin, précisément… d’éviter de faire des référendums au sujet de l’indépendance des Etats !

Autrement dit, la modification de l’article 85 permettait d’éviter un référendum au sujet d’une modification permettant elle-même d’éviter de faire un référendum…

On le voit, une telle manipulation consistait, dans les faits, à passer deux fois « au-dessus » du peuple, en contournant par deux fois le principe référendaire…

En d’autres termes, le gouvernement bafoua doublement la démocratie et la voix du peuple.

Qu’on en juge :

« Loi constitutionnelle n° 60-525 du 4 juin 1960, tendant à compléter les dispositions du titre XII de la Constitution ».

« Article unique.

I.- Il est ajouté à l’article 85 de la Constitution un alinéa ainsi conçu :

« Les dispositions du présent titre peuvent être également révisées par accords conclus entre tous les États de la Communauté ; les dispositions nouvelles sont mises en vigueur dans les conditions requises par la constitution de chaque État. »

II.- Il est ajouté à l'article 86 de la Constitution des alinéas 3, 4 et 5 ainsi conçus : « Un État membre de la Communauté peut également, par voie d'accords, devenir indépendant sans cesser de ce fait d'appartenir à la Communauté. « Un État indépendant non membre de la Communauté peut, par voie d'accords, adhérer à la Communauté sans cesser d'être indépendant. « La situation de ces États au sein de la Communauté est déterminée par des accords conclus à cet effet, notamment les accords visés aux alinéas précédents ainsi que, le cas échéant, les accords prévus au deuxième alinéa de l'article 85.
» »

Comme on le voit, l’alinéa 3 de l’article 86 (second paragraphe surligné par nous en gras), quoique concis et discret, permettait à la Loi 60-525 de bouleverser en profondeur la Constitution, puisque l’article ainsi modifié rendait désormais possible l’indépendance des Etats de la Communauté sans que leurs peuples en fussent consultés par voie de référendum.

Quant à l’alinéa ajouté à l’article 85 (premier paragraphe surligné par nous en gras), il rendait tout simplement possible l’ajout des alinéas 3, 4 et 5 à l’article 86.

C’est pour cette raison, on l’a vu, que le Conseil d’Etat émit un avis défavorable[14], dont le gouvernement ne tint pas compte, provoquant la démission de Vincent Auriol du Conseil Constitutionnel.


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Observons que le bouleversement de la Constitution était surtout provoqué par la première partie de l’alinéa 3.

En effet, l’alinéa 3 modifiant l’article 86 apportait en réalité deux nouveautés :

- d’une part, il permettait à un Etat de se maintenir dans la Communauté tout en devenant indépendant. C’est ce qui permit au gouvernement de faire valoir que la modification avait pour but de renforcer la Communauté contre tout risque d’éclatement, en assouplissant les conditions sous lesquelles un Etat pouvait en être membre.

- d’autre part, cet alinéa permettait, aussi, à un Etat de devenir indépendant sans procéder à un référendum, c’est-à-dire sans avoir l’accord des populations africaines directement concernées.


N’est-il pas tout-à-fait étonnant qu’une disposition de première importance, une disposition aussi capitale, ait été glissée pour ainsi dire subrepticement dans un alinéa traitant, dès lors, de deux questions très différentes à la fois ? N’est-il pas pour le moins bizarre qu’une disposition fondamentale ait ainsi été mise en place par un demi-alinéa ?

Mais comme on l’a dit, le but de l’opération était, justement, d’être subreptice, puisque tout cela, dans la manière aussi bien que sur le fond, violait les principes fondamentaux de la démocratie et de l’esprit de la Constitution, comme s’en étaient aperçus, avec sagacité, le Conseil d’Etat et Vincent Auriol pour le Conseil Constitutionnel…

Tout ceci, dira-t-on, est extrêmement grave.

Certes.

Mais le scandale va encore plus loin…


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C’est ici que nous arrivons au « pot-aux-roses » que nous évoquions un peu plus haut.

Consciente des violentes critiques qu’un tel texte, qui spoliait les populations africaines (mais aussi, en dernière analyse, métropolitaines) de leur droit à disposer d’elles-mêmes, risquait de susciter, les autorités françaises choisirent de recourir à la vieille technique de l’écran de fumée.

Ainsi ce chambardement constitutionnel, qui dans les faits dépossédait les populations de leur pouvoir décisionnel et, partant, trahissait l’esprit démocratique, fut présenté comme un simple ajustement visant à… faciliter l’entrée de nouveaux territoires dans la Communauté !

Autrement dit, ce minuscule demi-alinéa qui permettrait, dès le mois suivant, de disloquer la Communauté en passant outre la consultation des peuples (ce qui se produisit…), était présenté comme une mesure devant faciliter le développement de la Communauté. Développement qui, évidemment, n’arriva jamais, et pour cause, comme on va le voir…

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Concernant l’alinéa ajouté à l’article 85 qui suscitait les vives réserves du Conseil d’Etat, le gouvernement répondit que :

« S'en tenir à l'interprétation littérale de l'article 85 et n'ouvrir le champ d'application de la procédure qu'il définit qu'aux seules révisions des dispositions du titre XII qui concernent le fonctionnement des institutions communes serait aboutir à cette conséquence que les révisions moins importantes seraient faites en y associant les États membres par l'intermédiaire du Sénat et de la Communauté alors qu'au contraire les révisions plus importantes seraient faites d'une manière unilatérale par le Parlement de la République. (...) Procéder par la voie de l'article 89, ce serait choisir "une voie des plus contestables ».

En clair : le gouvernement prétendit, dans cette affaire, se soucier de démocratie et de « multilatéralité » métropolitaine et ultramarine (africaine), faisant mine d’ignorer que la Constitution donnait le dernier mot aux populations africaines et métropolitaines… contrairement à sa version modifiée, par ses soins, grâce à la loi 60-525 !

Au-delà des pirouettes et des contorsions rhétoriques et sémantiques, dans les faits, loin de renforcer la démocratie et de renforcer la Communauté (les deux arguments mis en avant par le Gouvernement métropolitain dans cette affaire), cette modification rendit possible le démantèlement de la Communauté, en empêchant les peuples d’Afrique d’entraver, par leurs suffrages, le processus.

Des millions de Français en puissance, les anciens « indigènes » devenus successivement « citoyens de l’Union française » puis « citoyens de la Communauté française », furent ainsi mis au ban de la République sans avoir été consultés sur la question… Le tout au prix d’une violation caractérisée des principes énoncés par la Constitution.

En d’autres termes, mieux que de bourrer les urnes, le gouvernement métropolitain décida simplement de mettre les urnes à la poubelle…

Il est vrai que bourrer les urnes pour obtenir le démantèlement de l’unité des territoires de la République eût fait plutôt mauvais genre…


* * *

On l’a vu, cette loi était d’autant plus nécessaire pour le gouvernement métropolitain que l’issue du scrutin était plus qu’incertaine dans certains territoires d’Afrique subsaharienne, pour ne pas dire la majorité, devenus des Etats depuis 1958. En particulier dans un Etat comme le Gabon, bien sûr, mais aussi dans un pays comme le Sénégal, dont les liens avec la France étaient à la fois très anciens et très étroits.

Pour mémoire, l’un des plus grands leaders historiques sénégalais, Lamine Guèye, futur président du Parlement sénégalais, répéta longtemps que le Sénégal ne pourrait « rien faire sans la République et sans la France[15] ».

Et, symptôme de ces solides réserves à l'égard de l’Indépendance, les autorités sénégalaises furent contraintes de transférer la capitale de Saint-Louis à Dakar, les autorités dakaroises ayant annoncé qu’elles refuseraient catégoriquement de cesser d’être une ville française si le Sénégal devait, d’aventure, accéder à l'indépendance, Dakar étant selon elles, indiscutablement, ville française[16]

Quoi qu’il en soit, chacun peut s’interroger sur la raison pour laquelle il fut jugé plus sage de ne pas consulter les peuples d’Afrique, et dans ce but de triturer, contre l’avis du Conseil d’Etat et quitte à provoquer la démission de Vincent Auriol du Conseil Constitutionnel, le titre XII de la Constitution, par le biais de l’effarante Loi 60-525, bien que le droit des peuples à « disposer d’eux-mêmes » fût régulièrement mis en avant, à longueur de conférences de presse, par les plus hautes autorités de l’Etat…


* * *

Dans ce genre d’affaire, il faut un épilogue.

Evidemment, il y en eut un, aussi croustillant que l’affaire de la Loi 60-525 elle-même.

Le gouvernement métropolitain, on l’a vu, avait fait passer la Loi 60-525, prétendant ainsi renforcer la Communauté. Désormais, un pays pouvait donc être indépendant et faire néanmoins partie de la Communauté.

Aussi plusieurs pays africains devenus indépendants purent continuer de faire partie de la Communauté : le Sénégal, Madagascar, Congo-Brazzaville, Tchad, Centrafrique, et bien sûr Gabon.

Mais la Communauté disparut tout de même...

Pourquoi ? Simplement parce que le président de la République française, Charles de Gaulle, ne jugea plus utile de réunir le Conseil de la Communauté, ni de rien faire pour donner à la Communauté la moindre substance[17].

Grâce à (ou à cause de...) la Loi 60-525, la Communauté continua d’exister virtuellement, mais sans aucune réalité, puisque la présidence française n’y accordait, manifestement, aucun intérêt.

Ainsi la Communauté française devint fantôme. Et le titre XII de la Constitution, devenu par conséquent caduc, fut finalement abrogé… en 1995[18] !

Cet épilogue a au moins un mérite : il démontre, si cela était nécessaire, que les arguments présentés par les autorités françaises pour justifier la Loi 60-525 ("renforcer la Communauté contre tout risque d'éclatement") étaient mensongers, puisque celles-ci ne songeaient qu’à dissoudre ladite Communauté…


* * *


La Loi 60-525 consista en une violation de l’esprit et de la lettre de la Constitution. Non seulement elle priva les populations franco-africaines de leur souveraineté (violant donc l’article 3 de la Constitution), mais en plus elle rendit la chose possible en modifiant la Constitution selon des voies anticonstitutionnelles.

Touchant à l’indépendance des territoires français d’Afrique subsaharienne, le gouvernement métropolitain s’est livré à une double violation des principes de la Constitution et de la République. D’une part, en trahissant les populations françaises, dont la composante africaine fut mise au ban de la République française (ou franco-africaine…), par la mise en place de ce que l'on pourrait appeler un véritable « apartheid à la française » organisé à l’échelle intercontinentale. D’autre part, en rendant possible, par ce stratagème, la perpétuation du système d’exploitation colonialiste, par la mise en place du néocolonialisme.

En outre, cette vaste manipulation de la Constitution par le gouvernement métropolitain relève de la haute trahison, puisque les principes les plus fondamentaux de la République furent transgressés, touchant à la souveraineté du peuple autant qu’à l’unité de l'ensemble franco-africain, qui fut ainsi détruite sans que les peuples puissent s’y opposer ni y souscrire.

Au-delà du cinglant discrédit que jettent de tels états de fait sur le gouvernement de l’époque et sur le chef de l’Etat, le général de Gaulle, faut-il pour autant en conclure que les indépendances des Etats d’Afrique sont, de ce fait, illégales et illégitimes ?

Subséquemment, les populations des anciens territoires français d’Afrique seraient-elles fondées à se retourner, cinquante ans plus tard, contre l’Etat français, et à revendiquer que soient organisés aujourd’hui les référendums dont elles ont été privées injustement à l’époque ?

En d’autres termes, faudrait-il envisager que, pour peu qu’elles en éprouvent le désir, ces populations puissent légitimement, en l’an 2008, revendiquer leur réintégration dans la République française (ou franco-africaine…), avec tous les avantages inhérents à un éventuel statut de département d’Outre-Mer ?

Passionnantes questions…
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Alexandre Gerbi
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Notes :

[1] Hélie de Saint Marc peut ainsi se rappeler : « L’orage tant redouté éclata le 13 mai 1958. Le général Massu entra brutalement dans mon bureau : « Saint Marc, ils ont pris le GG ! » Les pieds-noirs avaient assailli le bâtiment du Gouvernement général, dit le GG. J’eus à peine le temps de sauter dans sa Jeep jusqu’au Forum, la grande place qui bordait le palais officiel. Je le vois encore monter quatre à quatre, l’œil furieux, l’escalier du Gouvernement général, bousculant les activistes et les papiers volants…

Dès le lendemain, l’onde de cette journée chaotique parvint jusqu’en France. Salan et Massu prirent la tête des comités de salut public. Alger s’enivrait de son audace. Les rancoeurs et les frayeurs accumulées par les pieds-noirs depuis la Toussaint 1954 se libéraient d’un coup. Les rues étaient bondées. L’été algérien jetait ses premiers feux, avec sa lumière nue, sans rémission, ses odeurs violentes sur les étalages, son ciel marin, ses draps aux fenêtres. La foule défilait sans relâche sur le Forum. Des passants s’apostrophaient d’un trottoir l’autre. A la terrasse des cafés étudiants, de jeunes Européens chantaient à tue-tête la Marseillaise. Les voitures, fenêtres grandes ouvertes, klaxonnaient continuellement de manière assourdissante les sons rituels de l’Al-gé-rie fran-çaise.

Comme lors de toute période de rupture, le passé semblait aboli. Je comprenais ce qu’avaient pu éprouver les révolutionnaires de 1789 ou de 1830. Le Forum était un bocal où grenouillaient toutes les ambitions, mais aussi le réceptacle de tous les espoirs et de tous les idéaux. Des inconnus bombaient le torse. Des activistes paradaient. Des gradés prenaient des allures de conspirateurs. Versatile, la foule acclamait chaque jour le nom du général de Gaulle après l’avoir si longtemps conspué. Ce n’était pas encore la révolution, mais déjà une insurrection.


Les fraternisations du Forum

Au cours de ma vie, peu de jours ont eu autant d’importance que le 16 mai 1958. Par Massu, je savais qu’un Comité de salut public, composé uniquement de musulmans, avait été constitué dans la Casbah, là où un an plus tôt un militaire ne pouvait se risquer seul. Une grande manifestation, à laquelle l’armée prêtait ses camions, était organisée. L’impulsion venait d’en haut. Mais quelle allait être la réaction des musulmans ? J’aurais donné cher pour le savoir. J’étais allé chercher un jeune musulman que je connaissais. Fils de harki, militant de l’intégration, excellent joueur de football, il avait dix-sept ans. Le teint mat, les yeux très noirs et brillants, j’appréciais sa vigueur et sa droiture. Installé à l’arrière de ma Jeep, il tenait la hampe d’un drapeau tricolore qu’il agitait généreusement. Je guettais les regards. Les passants européens nous dévisageaient d’un air étonné. Quelques-uns étaient méfiants. D’autres souriaient, un peu inquiets. Au Gouvernement général, Massu, la mâchoire tendue, accueillait une à une les délégations venues lui apporter leur soutien. A mon arrivée, il me prit à part : « Saint Marc, la foule musulmane a quitté la Casbah. Elle monte vers le forum. Allez voir comment cela se passe. »

Je partis avec ma jeep et mon ami qui agitait toujours son drapeau. La ville était un vacarme. Le chauffeur s’arrêta à la hauteur de la grande poste. C’est là que je les ai vus. Ils étaient une multitude. Vingt mille, peut-être plus. Ils avançaient derrière des drapeaux français et des pancartes. Six mois auparavant, à quelques rues de là, il y avait eu des ratonnades et, un an plus tôt, des attentats FLN. Les hommes de la Casbah étaient les voisins, parfois les complices, de ce terrorisme clandestin que nous avions éradiqué « par tous les moyens ». Les Européens se tenaient par petits groupes sur les trottoirs. Il y eut un silence angoissant, oppressant. La foule ne s’est peut-être pas tue, mais le silence, du moins, s’est fait en moi. J’entendais battre mes tempes. Un jeune Européen en chemise blanche descendit du trottoir et s’avança vers le premier rang de la manifestation. Il embrassa un musulman du même âge, à peine trente ans, et le serra dans ses bras. La clameur s’éleva jusqu’aux voûtes d’Alger.

Les musulmans continuèrent leur lente montée vers le Forum. Je les devançai à toute allure, pour ne pas manquer leur arrivée. Du balcon du Gouvernement général, on entendit la voix d’un homme qui, par l’effet de la sonorisation un peu sourde de l’époque, fit résonner toute la place, avec un écho terrible dans ce chaudron de soleil : « Mes amis / mes amis, nos frères musulmans arrivent / nos frères musulmans arrivent. Faites-leur de la place / faites-leur de la place. » Les derniers mots furent couverts par les acclamations. En rangs serrés, les musulmans débouchèrent sur le rectangle colonial, éblouissant de blancheur, dans un délire de drapeaux. Sans un mot, je contemplais la houle humaine. Je découvrais que l’on pouvait pleurer de bonheur. Autour de moi, je reconnaissais les visages de quelques camarades dont les traits étaient dilatés par l’émotion. Nous étions le 16 mai 1958. Il était cinq heures de l’après-midi. Les martinets volaient haut dans le ciel d’Alger. Par instants, mes paupières se fermaient. Je pensais aux partisans thos, aux parachutistes indochinois du BEP, aux camarades tombés au Vietnam, aux égorgés et aux suppliciés des deux camps, à ceux qui, jour après jour, avaient bâti dans la solitude d’une SAS ou d’une école les fondations de cet instant de réconciliation. Ils n’avaient pas donné leur vie en vain.

Le soir, je me suis longuement promené avec ma femme dans les rues près du port. Manette attendait notre premier enfant. Le parfum de la ville avait changé. Les frères ennemis avaient découvert dans leur histoire commune – et parfois dans leur haine mutuelle – les racines de l’attachement. Des pieds-noirs et des musulmans conservaient un regard humide. Il existait une part d’irrationnel dans ce mouvement, comme une vague qui culmine avant de retomber. Les inégalités et la dépendance politique n’avaient pas été abolies en une journée. Cependant, une frontière invisible avait été franchie. Le journaliste Jean Daniel – pourtant peu suspect de sympathies envers l’Algérie française – n’a pas fait le parallèle entre le 16 mai 1958 et le 4 août 1789 par hasard. Cette journée de mai avait conduit des dizaines de milliers d’hommes et de femmes à accomplir un geste qui les dépassait et qui les engageait. L’enthousiasme dura plusieurs jours. Le FLN était hors circuit. Des foules immenses venaient dire leur volonté de bâtir un avenir commun sans qu’une seule grenade soit jetée ou sans qu’éclate le moindre coup de feu.

Au cours de ces jours d’allégresse, le général Salan, recevant l’archevêque d’Alger, Mgr Duval, évoqua les fraternisations du Forum. « Je ne crois pas aux miracles », répondit le prélat, qui était depuis longtemps favorable à une indépendance négociée avec le FLN. Certains observateurs pensaient, comme lui, qu’il ne s’agissait que d’un feu de paille ou d’un feu de joie. Nous étions persuadés du contraire. Pour en avoir fait l’expérience dans la Résistance ou au combat, nous savions qu’une simple phrase ou une poignée de main d’homme à homme pouvait décider de l’orientation d’une vie. Nous avions découvert la force et l’ivresse des révolutions. Un monde ancien avait jeté son écorce et sa gourme. Les Américains, durant la Seconde Guerre mondiale, avaient diffusé auprès de leurs soldats des brochures sur les raisons de mourir au combat. Si nous avions voulu faire de même, il aurait suffi de publier sans légendes les photos du 16 mai 1958 et quelques visages musulmans creusés par les larmes.

Depuis mon entrée dans le réseau Jade-Amicol, les foules avaient toujours défilé de l’autre côté de mes choix : grandes messes nazies, fascistes et communistes, usines à soldats du Vietminh en Chine, coulées de lave de la Casbah d’Alger. Nous n’étions plus marginaux ou solitaires. L’Histoire nous rejoignait. Je vivais donc ces journées avec une grande intensité, malgré le flegme que j’affichais en conformité avec mes fonctions et mon uniforme.
» in Les Champs de braises, d’Hélie de Saint Marc avec Laurent Beccaria, Ed. Perrin, 1995, pp. 230-234.

[2] Les scènes de fraternisation et de ralliement à l’Algérie française de l’Intégration ne se limitèrent pas aux grandes villes comme Alger, ainsi que le montre ce témoignage d’un officier de Légion au langage fleuri, publié en 1995, c’est-à-dire suffisamment tard pour que, en l’absence d’enjeu, ce récit soit peu suspect d’affabulation : « Pendant que nous jouions à la guerre, d’autres, ces mêmes jours, jouaient à la révolution. (…) De bavardages en discutailleries, de complots en Salut Public, de légalité bafouée en larmes de crocodiles, de finasseries en calculs sordides, nous apprîmes ainsi un beau jour que le numéro de la République avait changé. Le Grand Charles, qui n’était pas encore la Grande Zorah, à grands coups de menton conquérants gueulait comme tout le monde Vive l’Algérie française, et tous les gogos gobaient comme du bon pain les promesses et les affirmations : enfin un pur qui ne mentait pas. Pour moi et mes légionnaires, le seul résultat fut de quitter un beau matin notre cave, aux cuves toujours désespérément vides, pour nous retrouver en enfants perdus à 200 kilomètres plus au sud, bien loin du régiment de Grand-Papa. Oued Kébarit n’a rien de remarquable, sinon d’avoir une gare. C’est là qu’une bifurcation de la ligne de Tébessa part vers les mines de l’Ouenza. Tout le monde s’en serait foutu si, à cette époque d’intense fermentation patriotique, le village n’avait pas traîné une réputation sulfureuse : rien que des cheminots, une cellule du Parti, des grèves sauvages, un vrai nid de communards. Nous y fûmes accueillis à bras ouverts, comme seuls des pieds noirs simples savent le faire. Le maire, devenu en ces temps de ferveur patriotique, Président du Comité de Salut Public local, était un brave homme qui, s’il avait été rouge, avait beaucoup rosi. Quant à ses administrés, le plus grand nombre étaient des arabes, pardon des Français musulmans, chauffeurs, graisseurs, serre-frein, pousse-wagons, raccommodeurs de ballast, tous métiers demandant plus de muscles que d’instruction, mais permettant d’être syndiqué et de savoir causer de tout avec une assurance de fonctionnaire. Quant à nous, ce n’était pas la gloire : garde de ponts, patrouille après patrouille le long du barrage, jour après jour, nuit après nuit. Les fels paraissaient assommés par leurs saignées des mois précédents et, surtout, par l’invraisemblable enthousiasme pro-français qui avait saisi les masses autochtones depuis le 13 mai. Rien de glorieux donc à se mettre sous la dent, sinon un beau matin un pied abandonné dans un pataugas au milieu d’un champ de mines ; le propriétaire avait disparu et ne vint pas le réclamer. Le référendum approchait et tout le monde en attendait monts et merveilles. Petits meetings locaux, affiches, slogans, badigeonnage des murs. Je prêtais mes légionnaires, qui s’en foutaient comme de leur première rougeole, mais que cochonner des murs changeaient d’un train-train trop quotidien. Le clou fut le meeting féminin de Clairfontaine, chef-lieu local, proclamé à grands sons de trompe. Le maire avait fait une moue sceptique à son annonce et haussé les épaules quand je lui dis que l’on nous envoyait une rame de camions du Train. Il ne comptait que sur mesdames les épouses de ses cheminots, et encore… il fut époustouflé lorsque, dégorgées de toutes les mechtas des environs, une horde bariolée de fatmas, revêtues de leurs plus beaux atours, violemment parfumées, parées de bijoux bringuebalants et brandissant pancartes et banderoles à la gloire du Général, de Salan, du 13 mai et du Salut Public, monta à l’assaut des camions. Les véhicules militaires sont hauts et les jupes abondantes de ces dames les entravaient fort. Jamais mes légionnaires, hilares, n’ont pris à pleines mains autant de fessiers musulmans féminins, mais c’était pour la bonne cause : il fallait les hisser à bord. A Clairfontaine, ce fut du délire. En ce pays de machos triomphants, les femmes étaient appelées à faire de la politique et rien qu’entre elles. Ce qui fut dit, ce qui fut chanté, ce qui fut braillé n’avait aucune importance ; une chose, une seule chose comptait : elles devenaient des citoyens, comme leurs grands imbéciles de bonshommes. Quand enfin une oratrice, jeune et jolie, vêtue à l’européenne, s’empara du micro et leur hurla Dieu sait quoi, mais avec toutes ses tripes et de vrais accents de passionaria, cela tourna à l’hystérie. On aurait pu leur demander d’aller à mains nues tordre les couilles de ces petits cons de fels de l’autre côté de la frontière, pas une n’aurait manqué. Vint enfin le grand jour, le jour du référendum. La compagnie était en alerte, mais de fels, point. Par contre le maire, qui connaissait son code électoral sur le bout du doigt, me vira fermement du bureau de vote car je m’y étais présenté, le pistolet au côté. J’y revins sans arme et pus constater que tout s’y passait dans la plus stricte légalité républicaine : chaque électeur prenait bien sagement ses deux bulletins, le oui et le non, passait par l’isoloir et les ‘a voté’ se succédaient avec régularité. Seul incident de la journée, mais à l’extérieur : un grand escogriffe, certainement pas très malin, se vit entouré de trois ou quatre malabars, aussi français musulmans que lui, qui retournèrent les poches, en sortirent avec indignation un bulletin ‘oui’ non utilisé, et, après l’avoir copieusement engueulé, lui cassèrent deux ou trois côtes. Les résultats du vote d’Oued Kébarit furent triomphaux : la quasi-totalité des inscrits avait rempli son devoir civique et le oui était de l’ordre de 99%, score après tout normal dans un ancien fief des rouges : éducation politique oblige. Quant à la compagnie, son exil était terminé : nous rejoignions le régiment où de grandes choses se préparaient.» Alexandre Le Merre, Sept ans de Légion, Ed. L’Harmattan, 1995, pp. 84-86.

[3] « (…) Vous croyez que je pouvais faire du jour au lendemain ce que je voulais ? Il fallait faire évoluer peu à peu les esprits. Où en était l’armée ? Où en était mon gouvernement ? Où en était mon Premier ministre ? (…) », Charles de Gaulle, cité par Alain Peyrefitte in C’était de Gaulle, p. 58.

[4] Quelques années plus tard, le Général expliqua au général Koenig : « Evidemment, lorsque la monarchie ou l'empire réunissait à la France l'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, le Roussillon, la Savoie, le pays de Gex ou le Comté de Nice, on restait entre Blancs, entre Européens, entre chrétiens... Si vous allez dans un douar, vous rencontrerez tout juste un ancien sergent de tirailleurs, parlant mal le français. », in J. R. Tournoux, La Tragédie du Général, Ed. Plon-Paris-Match, 1967, pp. 307-308. Confirmant cette idée, au cours d’un entretien accordé à Pierre Laffont, député d'Oran, directeur du journal L'Echo d’Oran, le 25 novembre 1960 : « De Gaulle (très en colère). – Enfin, Laffont, ne me dites pas que des hommes comme vous aient pu croire à un moment quelconque que j'étais favorable à l'intégration. Je n'ai jamais prononcé ce mot. Pourquoi ? Parce que je n'y ai jamais cru. On a dit récemment que l'Algérie était la plus française des provinces de France. Plus française que Nice et la Savoie. C'est inepte. Nice et la Savoie sont peuplées de chrétiens, parlent le français, ne se sont pas, à cinq reprises, soulevées contre la France. De tels propos ne peuvent que nous ridiculiser. En réalité, il y a en Algérie une population dont tout nous sépare : l'origine ethnique, la religion, le mode de vie (...) ». Ibid., pp. 596-597. Notons que le Général omet de préciser que les soulèvements qu’il évoque eurent lieu dans une Algérie où l’inégalité politique était la règle, contrairement à Nice ou à la Savoie… Du reste, le Général n’était pas non plus convaincu de l’entière « francité » des Pieds-noirs, comme en témoigne par exemple cet échange avec J. R. Tournoux, au sujet du général Jouhaud : « C'est un imbécile. Et puis, ce n'est pas un Français. » Et comme Tournoux s'étonne : « Mon Général... », de Gaulle réplique : « Je veux dire : ce n'est pas un Français comme vous et moi. C'est un pied-noir », Ibid., pp. 405-406.

[5] Voir La Communauté française, in Histoire occultée de la décolonisation franco-africaine, Ed. L’Harmattan, 2006.

[6] Voir Le colonisateur colonisé de Louis Sanmarco, Ed. Pierre-Marcel Favre-ABC, 1983, p. 211. Voir également Entretiens sur les non-dits de la décolonisation, de Samuel Mbajum et Louis Sanmarco, Ed. de l’Officine, 2007, p. 64.

[7] L’article 86, traitant de cette question disait clairement : « Art. 86. - La transformation du statut d'un Etat membre de la Communauté peut être demandée, soit par la République, soit par une résolution de l'Assemblée législative de l'Etat intéressé, confirmée par un référendum local dont l'organisation et le contrôle sont assurés par les institutions de la Communauté. Les modalités de cette transformation sont déterminées par un accord approuvé par le Parlement de la République et l'assemblée législative intéressée. Dans les mêmes conditions, un Etat membre de la Communauté peut devenir indépendant. Il cesse de ce fait d'appartenir à la Communauté. ».

[8] Avec l’aide de son Premier ministre, Michel Debré.
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[9] Voir André Saura, Philibert Tsiranana, premier président de la République de Madagascar, Ed. L’Harmattan, 2006, p. 100.
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[10] « Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants ». Et Peyrefitte de commenter : « Il doit penser à Soustelle », Soustelle étant un spécialiste des civilisations précolombiennes. op. cit., p. 52. Mais de Gaulle pensait aussi, peut-être, à Claude Lévi-Strauss.

[11] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Ed. Fayard, 1994, p. 52.

[12] In C'était de Gaulle, t. 2, pp. 457-458. Léon-M'Ba (1902-1967), premier président de la République gabonaise (1960-1967).

[13] « Article 89 : Le projet ou la proposition de révision doit être voté par les deux assemblées en des termes identiques. La révision est définitive après avoir été approuvée par référendum. Toutefois le projet de révision n'est pas présenté au référendum lorsque le Président de la République décide de le soumettre au Parlement convoque en Congrès ; dans ce cas, le projet de révision n'est approuvé que s'il réunit la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés. Le bureau du Congrès est celui de l'Assemblée nationale. Aucune procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du territoire. »
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[14] « Quoique le Conseil d’Etat eût donné un avis défavorable, puisqu’il s’agissait non de la révision du fonctionnement des institutions communes mais de ces institutions elles-mêmes, le gouvernement déposa devant l’Assemblée un texte comportant trois alinéas additifs à l’article 86 (alinéas 3, 4, 5) et un alinéa 2 à l’article 85. » Henri Grimal, La Décolonisation de 1919 à nos jours, Ed. Complexe (Ed. Armand Colin, 1965), p. 308.

[15] Cité par Elikia M’Bokolo, in L’Afrique au XXème siècle, p. 147, Ed. du Seuil, 1985.

[16] Dakar faisait partie, avec Rufisque, Saint-Louis et Gorée, des « Quatre Communes » du Sénégal, dont les habitants étaient, de droit, citoyens français.

[17] Henri Grimal note : « En définitive faisaient partie de la Communauté, outre la France, le Sénégal, Madagascar et les quatre Etats d’Afrique équatoriale. Ses membres reconnaissaient comme président le président de la République (française) ; ils avaient souscrit à la notion de défense commune et au règlement des conflits par voie d’arbitrage et non devant la Cour internationale de Justice de l’ONU. En fait, cette communauté n’a jamais eu de vie réelle ; ses institutions n’ont pas fonctionné (le Sénat de la Communauté a cessé d’exister depuis le 16 mars 1961). Les représentants de la France dans les capitales ont reçu l’appellation d’ambassadeurs et les Etats ont été rattachés au ministère des Affaires étrangères. Seul a subsisté un ministère de la Coopération, compétent pour l’octroi et la répartition de l’aide économique et de l’assistance technique », in La décolonisation de 1919 à nos jours, Ed. Complexe (Ed. Armand Colin, 1965), p. 310.

[18] Le titre XII, De la Communauté, devenu entre-temps le titre XIII, fut abrogé par la Loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995.

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