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Décolonisation :
précisions sémantiques
et politiques
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par
Alexandre Gerbi
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« Indépendance », « décolonisation », « dé-colonisation », « unité franco-africaine »… Autant de concepts importants parfois méconnus, souvent mal connus. Quelques éclaircissements s’imposent, tandis que la Ve République blanciste continue d’entretenir à dessein la plus complète confusion sur ces questions…
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Dans un essai intéressant disponible sur Internet, l’historien Martin Shipway note : « Ce néologisme « dé-colonisation » est trompeur, et décrit de façon simpliste un processus historique des plus complexe. (…) Ce processus d’ailleurs ne s’appellera ainsi que par la suite, car si le mot existe déjà, il implique autre chose, la réforme plutôt que la dissolution coloniale[1] ».
Remarque intéressante, qu’on peut expliquer comme suit.
Dé-colonisation : fin de la colonisation. Autrement dit : fin du système colonial. De là, on est tenté de comprendre automatiquement : dé-colonisation = indépendance des anciens territoires colonisés, accession de leurs populations à l’indépendance. D’où cette autre façon de poser l’équation : dé-colonisation = indépendance.
Or, comme le souligne Martin Shipway, les choses sont un peu plus complexes.
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L’égalité et l’unité comme meilleur moyen de dé-coloniser
Pendant toute la période (1945-1960) qui conduisit aux indépendances des anciens territoires de l'Afrique française, dans l’esprit des colonisés, et en particulier dans l’esprit de leurs représentants, la question se posait tout autrement.
Pour la plupart des leaders africains de l’époque, « dé-colonisation » = évolution nécessaire, à savoir : fin du système colonial.
Or, si l’objectif de la dé-colonisation était la fin du régime colonial par nature inégalitaire, la sortie de ce régime devait avoir pour moyen l’instauration de l’égalité entre toutes les parties de l’Empire, métropole comprise, et non pas de l’indépendance, que la plupart des leaders africains jugeaient à la fois non viable et absurde.
Autrement dit, si la plupart des leaders de l’Afrique française jugeaient la dé-colonisation indispensable, ils l’envisageaient selon des modalités qui n’impliquaient nullement l’indépendance. Au contraire, ils prônaient un rapprochement avec la métropole. La dé-colonisation telle que la concevait la majorité des leaders africains s’inscrivait donc dans le cadre d’une unité franco-africaine non seulement maintenue, mais surtout renforcée par l’instauration de l’égalité et de la fraternité. C’était notamment l’argument d’un Senghor ou d’un Houphouët-Boigny.
On le comprend, non seulement l’indépendance n’était pas envisagée comme le seul moyen d’en finir avec le colonialisme, mais, mieux encore, le maintien de l’unité franco-africaine était considéré comme la meilleure garantie de l’abolition du système colonial, en tant que cette unité républicaine était le lieu de la démocratie et de l’égalité, dont le Parlement devait être à la fois le reflet, l’instrument et le garant de la promotion.
Ainsi, pour les Africains de l’époque, prôner la dé-colonisation, c’était non pas mettre en cause l’unité politique franco-africaine, mais revisiter les modalités de cette unité, selon des voies susceptibles, précisément, de la renforcer, par la stricte application des principes républicains.
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La décolonisation comme anti dé-colonisation et levier néo-colonial
Par ailleurs, la réciproque « indépendance = décolonisation » est elle-même sujette à caution.
En effet, comme le note Simon Mougnol : « Chacun sait qu’une Afrique à égalité avec la France aurait bénéficié d’une élévation du niveau des équipements mais aussi de l’instauration de la démocratie dans ses régions. Avec la démocratie, la métropole aurait eu à respecter ses populations et n’aurait plus pu continuer à tirer des ficelles. Tandis qu’avec les indépendances, elle put continuer à jouer les colons de l’ombre, sans avoir de comptes à rendre[2]. »
A ce degré, on peut se demander si la « décolonisation », synonyme ici d’« indépendance », n’est pas l’antithèse de la dé-colonisation, puisqu’elle est le cadre permettant une perpétuation de l’état colonial, en tant qu’elle permet d’empêcher l’instauration de l’égalité, et qu’elle permet (ou même qu’elle vise) de surcroît l’instauration du néo-colonialisme.
En d’autres termes, et paradoxalement, l’indépendance peut être perçue comme le meilleur moyen qui fut trouvé pour empêcher la dé-colonisation, en tant qu’elle fut octroyée (voire, dans certains cas, imposée) afin de refuser l’égalité et, dans un deuxième temps, de rendre possible la poursuite du colonialisme.
Inversement, le maintien dans la République dans un cadre égalitaire, réclamé par la majorité des leaders africains après la Seconde Guerre mondiale, était le meilleur moyen de renverser le colonialisme, et donc de dé-coloniser. D’où la position de la plupart des leaders africains, notamment Félix Houphouët-Boigny ou Léon Mba.
Où l’on découvre que cette autre équivalence pourrait être envisagée : maintien (relance) de l’unité franco-africaine = abolition du (néo)colonialisme.
Dans les faits, on constate bien que la « décolonisation », telle qu’elle eut lieu, en empêchant l’instauration d’une égalité réelle entre métropole et outre-mer, entrava la dé-colonisation, puisqu’elle rendit possible la perpétuation du système colonialiste par le biais du néo-colonialisme.
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La décolonisation pour empêcher la « colonisation » de la France par l’Outre-mer africain
La « décolonisation » empêcha, aussi, la « colonisation » de la métropole par son Outre-mer africain.
En effet, l’égalité politique pleine et entière accordée aux citoyens africains, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs que les citoyens métropolitains, aurait conduit à une métamorphose de l’ensemble franco-africain, et donc de la « France ».
Les Africains, représentés à proportion de leur nombre au Parlement, auraient vu croître leur influence, et s’améliorer le sort de leurs territoires.
Cette (r)évolution sur le terrain et au Parlement aurait conduit à une métamorphose de l’identité française, devenue ipso facto identité « franco-africaine ». La France, organisant l’égalité de tous ses citoyens, aurait assisté à sa propre métamorphose. Le modèle de civilisation français se serait mêlé aux modèles de civilisation africains, vers une synthèse érigée à leur confluence et nourrie de leurs génies respectifs.
Dans ce cadre, le colonialisme, grâce à la démocratie, aurait été réellement aboli. Non seulement structurellement, mais aussi culturellement : la prétendue supériorité de la civilisation française aurait fait place aux vertus qui sont les siennes ; la prétendue infériorité de la (ou des) civilisations africaine(s) aurait fait place aux vertus qui sont les siennes (ou plutôt les leurs). Chacune des parties abolissant les faiblesses de l’autre, et renforçant l’autre de ses vertus propres. A terme, de la synthèse, des influences et des évolutions respectives et réciproques, l’unilatéralisme et les sens uniques conjurés par l’exercice de la démocratie égalitaire, aurait surgit l’identité franco-africaine, synthèse de ce que chacune des civilisations ainsi mêlées a de meilleur.
Inquiètes de tout cela, les autorités politiques métropolitaine, soucieuses de maintenir la France dans une identité selon elles essentiellement, voire exclusivement, européenne, ont préféré manœuvrer pour conduire les territoires d’Afrique vers l’indépendance. Elles ont, insidieusement, favorisé toutes les réflexions et idéologies qui, du côté africain, en servaient la cause. Face à un Etat français avide de préserver l’identité européenne de la France, on vit les nouveaux états africains partir en quête de leur identité africaine, encouragés dans cette voie par l’ancienne métropole.
Les autorités hexagonales, organisatrices de la séparation franco-africaine, craignant un retour de flamme en faveur de la périlleuse unité, jugèrent opportun de conforter l’Afrique dans cette voie « identitaire ». Les autorités métropolitaines diffusèrent donc l’idée que ce choix de l’indépendance était celui des Africains, et que la « décolonisation » était la conséquence mais aussi la condition sine qua non de l’abolition du régime colonial.
Ce lien organique d’équivalence entre indépendance et dé-colonisation fut patiemment tissé, alors même que cette indépendance visait à empêcher l’abolition du colonialisme, en permettant sa perpétuation sous une forme nouvelle.
Tour de force, le maintien de l’unité franco-africaine fut assimilé à une manœuvre en faveur du maintien du colonialisme, alors qu’il était, à condition que la démocratie soit pleinement appliquée, le meilleur moyen de l’abolir.
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Perpétuation de la confusion
Aujourd’hui, nous ne sommes pas sortis de ces confusions sémantiques, entretenues à desseins par ceux qui décidèrent de la séparation franco-africaine.
Et pour cause : ceux qui gouvernent la France aujourd’hui sont les héritiers de ceux qui, il y a cinquante ans, larguèrent l’Afrique pour éviter la « bougnoulisation » de la France, et orchestrer le néo-colonialisme.
Les hommes politiques doivent reconnaître qu'ils ont conduit les populations de France et d’Afrique dans une impasse dont elles ne pourront sortir que si elles connaissent la vraie vérité de leur passé. Les dés sont jetés, la messe a été dite : il s'agit maintenant de réimaginer une sorte de puissant partenariat entre la France et les anciens pays de l'« Empire », un partenariat consolidé par les liens très forts qu'une vague de politiques avaient, pour des raisons ou pour d'autres, cru bon de ruiner. Ainsi l'Hexagone pourra-t-il sauver sa cohésion sociale, en la fondant sur de riches et profondes retrouvailles.
Nous accorderons foi aux belles déclarations d’intention de M. Sarkozy sur la « Rupture » en matière de politique africaine et ultramarine de la France lorsque les discours officiels du gouvernement français, qui constituent le soubassement idéologique de sa politique depuis un demi-siècle, cesseront de falsifier l’histoire de la « décolonisation » franco-africaine, et de jouer sur les mots.
Alexandre Gerbi
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